1. La loi du 14 février 2022 en faveur de l’Activité Professionnelle Indépendante, dite loi « API », a profondément réformé, plutôt en bien et en mieux, du moins en théorie, le statut de l’entrepreneur individuel (« EI ») : son patrimoine personnel, en particulier sa résidence principale, bénéficie d’une protection automatique de plein droit, il peut passer en société plus facilement qu’auparavant, il peut opter pour l’IS (Bofip mis à jour, voir la contribution de Me BREARD dans cette newsletter)… Bref, le statut de l’EI paraît dorénavant tellement intéressant qu’il est permis de s’interroger sur l’intérêt de créer une société, surtout lorsqu’il s’agit de société unipersonnelle. Et il est vrai que si la création d’une société est motivée uniquement par la mise en place d’une responsabilité limitée ainsi que par l’IS, le chef d’entreprise peut aujourd’hui avoir intérêt à rester au stade de l’EI plutôt que de créer une société.
2. La réforme est toutefois paradoxale car tout en facilitant le passage de l’EI en société, mais pas l’inverse, elle met en place tout un dispositif démontrant qu’il est préférable pour le chef d’entreprise de rester en EI plutôt que de passer en société… Là n’est cependant pas le vrai sujet… La réelle difficulté est que la loi du 14 février 2022 incite les entrepreneurs à favoriser le statut de l’EI plutôt que la constitution d’une société. Pour le dire autrement, la loi fait croire aux entrepreneurs que le statut de l’EI serait largement plus favorable que celui des sociétés.
3. Certes, la loi du 14 février 2022 offre des nouveautés sincères, sans précédent, à tous les entrepreneurs individuels. Mais la réforme fait trop vite oublier des garanties voire des avantages auxquels les entrepreneurs pourraient avoir droit s’ils décidaient soit de ne pas appliquer la loi, si tant est que cela soit possible, soit de passer en société. Deux exemples pour s’en convaincre.
4. D’abord, en matière de cession de fonds de commerce. Une des innovations majeures de la loi API est le TUPP pour Transfert Universel du Patrimoine Professionnel. Le TUPP permet de façon simple, sous certaines conditions, de donner ou vendre l’intégralité du patrimoine professionnel à une personne physique ou morale ou d’en faire apport à une société. Cela permet de déroger à certaines des règles applicables lorsque les éléments constitutifs du patrimoine professionnel sont donnés, cédés ou apportés en société individuellement : ainsi, les dispositions applicables à la transmission du fonds de commerce sont expressément écartées en cas de transfert universel. Pour que ces dérogations soient valables, le transfert doit nécessairement porter sur l’intégralité du patrimoine professionnel : en cas de cession partielle, les règles particulières à la cession de ces éléments s’appliquent.
5. Est-il intéressant que les règles sur la cession du fonds de commerce soient ainsi évincées ? Ces règles sont contraignantes, les formalités sont lourdes et pénibles, il y la solidarité fiscale avec le séquestre, les oppositions, la ventilation du prix, etc. Pour autant, ces règles sont nécessaires car elles garantissent la sécurité juridique de l’acte et plus encore celle des parties. En les supprimant, certes les choses deviennent plus simples, peut-être plus fluides, en apparence, mais tant les parties que l’acte se retrouvent dans un contexte bien moins sûr. Il nous semble donc que, de ce point de vue, le TUPP n’est pas facteur de progrès mais au contraire de recul car il offre aux parties et à l’acte moins de garanties que les règles qui s’appliquaient jusqu’à présent. Cela n’est pas sans rappeler l’abrogation de l’article L. 141-1 du Code de commerce par la loi du 9 décembre 2016, relatif aux mentions obligatoires que devait comporter l’acte de cession de fonds de commerce, laquelle abrogation a tellement été regrettée qu’aucun conseil rédacteur ne prend le risque aujourd’hui de ne pas mentionner dans les actes lesdites mentions, ce qui est là aussi pour le moins paradoxal…
6. Pire, sous couvert de simplification, l’article L. 526-27 du Code de commerce précise que le TUPP s’opère sans liquidation. Si juridiquement le TUPP peut en effet intervenir sans liquidation, on ne voit pas comment fiscalement, sauf à ce que le CGI soit modifié en ce sens (ce qui n’est pas le cas à ce jour), le TUPP peut intervenir sans liquidation. Dès lors qu’il y a TUPP, il y a dissolution/liquidation/taxation.
7. Le législateur fait donc croire à l’entrepreneur qu’il peut transférer son patrimoine sans appliquer les règles sur la cession du fonds de commerce et sans liquidation c’est-à-dire en fin de compte sans taxation. C’est plus que faux. C’est même très dangereux. Non seulement il faut continuer à appliquer les règles sur la cession du fonds de commerce mais encore tout transfert de patrimoine, toute mutation s’accompagne d’une fiscalité avec il est vrai des mécanismes de faveur (sursis, report, exonération partielle ou totale), mais avec une dimension fiscale à ne surtout pas négliger.
8. On peut dès lors se poser la question de savoir s’il est toujours possible d’appliquer les règles d’avant la réforme ? Sans véritablement avoir la réponse à cette question, on constate qu’en pratique on fait comme avant et que le TUPP est peu voire pas du tout utilisé.
9. S’agissant ensuite de la constitution d’une société. Constituer une société représente en effet du travail : des statuts à rédiger, des formalités à réaliser (qui plus est désormais par le guichet unique), une comptabilité à tenir, un suivi juridique à assurer, etc. La réforme est tellement bien faite que l’EI semble mieux protéger personnellement que l’associé, associé d’une société à risque limité. L’EI peut même opter pour l’IS, avec application du régime des EURL optant pour l’IS (voir contribution de Me BREARD, préc.).
10. Là aussi les apparences sont trompeuses : autant le passage d’une société IR à une société IS est aujourd’hui parfaitement maitrisé, autant celui de l’EI IR à l’EI IS est empreint d’incertitudes. De plus, en termes de transmission d’entreprise, l’EI ne fait vraiment pas le poids face à la société : les titres composant le capital social pourront être démembrés (l’EI peut également être démembré mais c’est loin d’être simple), les montages sociétaires pour optimiser légalement la fiscalité sont nombreux (constitution de holding, mécanisme de l’apport-cession), mise en place d’un Dutreil avec exonération de 75% (possible aussi en EI mais moins aisé), application de la flat tax (30% tout compris), droits de mutation très faibles en SELAS/SAS (0.1% contre entre 3 et 5% pour l’EI), application d’un abattement renforcé de 85% pour durée de détention de titres dans certains cas, etc. Bref, l’absence de société prive l’entrepreneur d’avantages certains.
11. Le statut de l’EI devait être revalorisé. C’est chose pas trop mal faite par la loi du 14 février 2022. Mais cette loi ne doit pas faire croire aux entrepreneurs qu’ils auraient tort de se priver de toute l’ingénierie qu’offre les sociétés. C’est en ce sens que par l’apparence trompeuse qu’elle crée, la loi du 14 février 2022 peut être vue comme un miroir aux alouettes : API (« happy ») or not API (« happy »), telle est la question !
Bastien BRIGNON
Maître de conférences HDR à Aix-Marseille université
Directeur du master professionnel Ingénierie des sociétés
Avocat au Barreau d’Aix-en-Provence
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